Par Julie Turcotte
Texte gagnant : Prix Alain Roy
Je regarde le documentaire Bacon pendant que ma fille fait dodo dans le porte-bébé dans mon dos. À l’écran, ça parle de modernisation, de productivité, de compétitivité. On est en 2001. Les producteurs de porcs québécois ont dû sauter à pieds joints dans ce train-là, sous peine de disparaître. Dans la chaîne alimentaire mondialisée aussi, les plus gros bouffent les plus petits. Sois big or die. La caméra nous transporte dans une installation, celle de Luc. Il est fier de présenter sa ferme, résolument moderne. Des centaines de truies sont alignées les unes à côté des autres dans des cages à peine plus grandes que leur corps. Donc toi, Luc, ton objectif c’est d’en produire le plus possible, des porcelets? Il faut maximiser nos performances afin de dégager des profits pour notre entreprise. La nouvelle génération de fermiers parle comme un textbook des HEC. Gros plan sur une truie en train de se faire inséminer. 100 % insémination artificielle à la ferme, annonce Luc, comme si c’était la preuve irréfutable de sa réussite. Une injection d’ocytocine pour stimuler les contractions d’une truie enceinte. Autre gros plan, cette fois sur un bébé qui glisse hors du vagin de sa mère et tombe sur le sol de ciment. Un beau petit rendement tout rose et luisant. Ma gorge de maman se noue, mon cœur se serre. Le miracle de la vie, détourné au profit du profit dans une marchandisation sans fin du corps des animaux. Je serre un peu plus fort ma fille dans mes bras. C’est pas grave, ce ne sont pas des mères, juste des truies. Pas des bébés, mais de futurs profits. Ne faites donc pas vos sensibles – et lâchez-nous avez l’anthropomorphisme, hein! Vingt ans après Bacon, dans ma belle campagne, mon linge sèche sur la corde et je me demande si c’est une bonne idée. Ils ont dû épandre parce que ça empeste. L’odeur d’ammoniaque me pique les narines. J’imagine le mélange d’excréments putréfiés qui s’infiltre dans le sol et atteint les nappes phréatiques et se répand partout, une boue nauséabonde prenant d’assaut les veines de la Terre. Quand j’étais jeune, on allait se baigner dans une belle rivière de mon village, dans un bassin entouré de rochers et surplombé d’une chute. La dernière fois que j’y suis allée, j’ai eu l’impression de nager dans une fosse à purin. Il faut bien qu’ils la mettent quelque part, toute cette merde, les gens veulent leur bacon et il ne faut pas oublier les exportations aussi, apparemment les Chinois sont de gros acheteurs. C’est le prix à payer pour jouer dans la cour des grands, on ne peut pas être petits ici. Je songe à cette maman truie et à ses bébés, disparus depuis longtemps. Et à tous ces autres condamnés au même sort, non loin de chez moi, près de chez vous, ici et partout. Vous savez, ceux-là qu’on dépasse parfois dans des camions sur l’autoroute, ces yeux perçants et hagards qu’on évite de vraiment regarder de peur d’y contempler la part monstrueuse de notre humanité. Alors on continue notre chemin et on passe à autre chose. Il n’est pas de bon ton, en campagne, de dire du mal de l’élevage. Ça fait vivre même si ça fait surtout mourir. Je me demande si mes enfants pourront se baigner dans les rivières quand ils seront plus grands. Je me demande comment nous en sommes arrivés là, et comment on tolère que ça continue. Parce que la croissance, parce que le profit, parce que le crisse de bacon.